La physique des accélérateurs a connu de profonds bouleversements ces dernières années. L’augmentation des performances des machines en termes d’énergie, de durée de vie, de taille de faisceau s’est accompagnée de l’utilisation de champs magnétiques de plus en plus intenses et complexes (wigglers, onduleurs, solénoïdes, aimants supraconducteurs). Aujourd’hui, le régime de fonctionnement d’un accélérateur est fortement marqué par des phénomènes nonlinéaires (résonances, chaos). De nombreux effets aussi bien individuels que collectifs doivent être désormais compris pour obtenir de hautes performances. Parallèlement, les méthodes d’investigations se sont développées ; beaucoup proviennent d’ailleurs de la Mécanique Céleste, « berceau » de l’étude des systèmes dynamiques (méthodes de perturbation, d’intégration, stabilité à long terme). A cela, il faut ajouter l’essor de l’informatique, un précieux outil du physicien des accélérateurs.
Le contenu de cette thèse est un exemple de ce lien entre la Physique des Accélérateurs et la Mécanique Céleste, puisque nous y appliquons une méthode récente, l’Analyse en Fréquence, qui a été initialement développée pour étudier la dynamique et la stabilité du Système Solaire sur plusieurs millions d’années (Laskar, 1990). En l’espace d’une seconde, une particule effectue environ 10 000 révolutions dans le collisionneur électron-positron de 27 km de circonférence du CERN (LEP). L’échelle de temps change mais pas les outils d’investigation.
Le travail ici-présenté est consacré à l’étude de la dynamique transverse des machines de rayonnement synchrotron. Il s’articule autour de deux grandes parties. Une première, théorique, présente les outils utilisés (Hamiltonien, intégrateurs symplectiques, Analyse en Fréquence) ; des simulations numériques ont été effectuées pour quatre machines : l’ALS (Berkeley), l’ESRF (Grenoble), SOLEIL (Saclay) et Super-ACO (Orsay). La seconde partie est dédiée à l’analyse d’expériences réalisées sur deux sources de lumière : l’ALS et Super-ACO.
Les machines de rayonnement synchrotron de troisième génération sont construites sur des optiques à forte focalisation afin d’atteindre de performances toujours plus extrêmes : les petites émittances créées permettent d’obtenir les hautes brillances recherchées. Cependant, de telles contraintes impliquent l’utilisation de champs magnétiques de forte intensité qui eux-mêmes vont exciter de nombreuses résonances et risquent ainsi de détériorer la dynamique globale du faisceau et de conduire à une faible ouverture dynamique et une faible acceptance en énergie. Il en résulte une injection lente et une faible durée de vie. Ces effets indésirables doivent être minimisés tout en concervant une haute brillance.
La dynamique des particules individuelles est une des causes principales de la limitation des performances actuelles des sources de lumière. Si les orbites sont instables aux grandes amplitudes, alors les électrons diffusés à ces grandes amplitudes lors de collisions avec les atomes du gaz résiduel (durée de vie liée au vide) ou avec d’autres électrons (durée de vie Touschek) vont être perdus par le faisceau. Il en sera de même pour les particules injectées à grande amplitude (optimisation de l’injection).
Une des tâches principales du physicien des accélérateurs consiste d’abord à déterminer la meilleure optique possible de la machine, ensuite à définir une modélisation aussi proche que possible de la réalité et enfin, à développer des méthodes susceptibles d’améliorer la stabilité de la dynamique du faisceau.
La première étape consiste à modéliser chacun des éléments magnétiques d’un anneau de stockage. L’approche que nous avons retenue (chapitre 1) est une approche hamiltonienne locale : chaque élément magnétique (dipôle, quadripôle, multipôle) est modélisé par un Hamiltonien local à trois degrés de liberté, exprimé en coordonnées rectilignes ou curvilignes suivant la géométrie de l’élément. Dans chacun des cas, les approximations choisies sont explicitées. Le champ magnétique est toujours exprimé en considérant un profil magnétique longitudinal rectangulaire. Suivant le type d’élément et le rayon de l’accélérateur, les approximations des petits angles et des grandes machines seront ou non prises en compte.
La formulation hamiltonienne est particulièrement adaptée pour étudier la dynamique nonlinéaire et pour construire un intégrateur numérique des équations du mouvement. Bien que de nombreux codes dits de tracking existent déjà actuellement (e.g. les codes BETA, DESPOT, MAD et TRACY), ils ne sont pas optimisés et ne permettent pas de modéliser la dynamique à long terme aussi bien des petites et des grandes machines. Les spécificités recherchées sont d’obtenir un code numérique dédié exclusivement au tracking. Il doit pouvoir permettre d’intégrer en un temps optimum la trajectoire d’une particule (chargée) sur plusieurs millions de tours, et ceci pour de très nombreuses conditions initiales, de contrôler la précision et les approximations réalisées. Le but consiste à caractériser de manière quasi-exhaustive la dynamique du faisceau circulant dans un accélérateur. Pour toutes ces raisons, les approches matricielles, les approches fondées sur le calcul de l’application de premier retour de l’accélérateur ou permettant de calculer des formes normales n’ont pas été retenues.
La méthode d’intégration numérique que nous présentons est symplectique et repose
sur l’utilisation de l’algèbre de Lie (chapitre 2). Ces nouvelles méthodes sont déjà très
répandues aux Etats-Unis, elles ont plus de mal à s’établir en Europe. L’intégrateur le
plus utilisé aujourd’hui pour les machines à électrons repose sur le travail de Forest
et Ruth (1990) : c’est un intégrateur d’ordre 4. Nous présentons une nouvelle classe
d’intégrateurs à pas d’intégration tous positifs (Laskar et Robutel, 2000). Ce sont des
intégrateurs particulièrement adaptés à des Hamiltoniens décomposables en deux parties
et
complètement intégrables où
joue le rôle d’un terme de perturbation :
. Il est possible de construire des intégrateurs d’ordre
de reste
où
est le pas d’intégration. Il est souvent possible d’adjoindre un correcteur pour
que le reste devienne un
. L’intégrateur que nous avons retenu est plus
précis que celui de Forest et Ruth d’un ordre de grandeur pour un nombre constant
d’évaluations.
Les équations du mouvement intégrées, la dynamique des différentes machines de rayonnement synchrotron est étudiée au moyen de l’Analyse en Fréquence. C’est un outil extrêmement puissant reposant sur une technique de Fourier raffinée et permettant d’obtenir la décomposition complète d’un signal quasi-périodique. Nous commençons par l’appliquer à deux systèmes dynamiques simples : le pendule et l’application d’Hénon. Le pendule permet de décrire la dynamique au voisinage d’une résonance. L’application d’Hénon permet de modéliser les perturbations introduites par un hexapôle dans une maille.
L’Analyse en Fréquence est une méthode particulièrement adaptée à la description de la dynamique d’un système à trois degrés de liberté comme celle d’un accélérateur et permet de manière assez intuitive et pratique d’identifier des résonances et d’estimer leur amplitude. Cette méthode est appliquée à la description théorique de quatre sources de lumière (chapitre 3) : l’ALS, l’ESRF, le projet SOLEIL et Super-ACO. Pour chacune de ces machines, nous calculons une carte en fréquence ainsi que l’ouverture dynamique associée pour différentes configurations (chromaticités, points de fonctionnement, énergie de la particule, défauts du champ magnétique). Une carte en fréquence décrit la variation des nombres d’ondes avec les amplitudes d’oscillation horizontale et verticale. Nous montrons la grande sensibilité de la dynamique aux réglages magnétiques et définissons un indice de stabilité corrélé à la variation temporelle des nombres d’ondes (diffusion des orbites). L’ensemble des résultats ne prend en compte que la dynamique transverse en négligeant le mouvement longitudinal. Les cartes en fréquence mettent en évidence clairement les principales résonances, en particulier les résonances couplées non vues ni étudiées dans les processus traditionnels d’optimisation de l’optique d’une machine. L’utilisation de la diffusion des orbites permet également d’identifier les résonances dans l’espace des configurations (l’ouverture dynamique).
Dans un anneau de stockage, la périodicité interne permet d’améliorer la dynamique du faisceau en limitant le nombre de résonances pouvant être excitées ; cependant la présence de défauts quadripolaires est une des causes principales de brisure de cette symétrie et entraîne souvent une détérioration de la durée de vie et du taux d’injection via l’excitation de nonlinéarités. Une connaissance précise des défauts magnétiques est donc nécessaire pour établir un modèle aussi réaliste que possible de la machine ; ce travail est délicat, si bien que souvent l’écart entre les performances escomptées et réelles pour une machine donnée peut atteindre plus d’un facteur deux. L’analyse en fréquence est ici utilisée pour réaliser ce lien entre théorie et expérience.
A ces fins, des expériences innovantes ont été menées à l’ALS et Super-ACO (deuxième partie). Pour obtenir une modélisation aussi réaliste que possible de l’ALS, les matrices réponses expérimentales sont analysées pour déduire les défauts de gradients droits et tournés. Ce travail essentiel (Robin, Safranek et Decking, 1999) a été obtenu en utilisant le programme LOCO (Safranek, 1997). L’étape suivante consistait à pouvoir comparer la dynamique simulée et réelle de l’accélérateur. Nous présentons au chapitre 4 la première carte en fréquence expérimentale d’un accélérateur (Robin, Steier, Laskar, Nadolski : 2000, « Global Dynamics of the Advanced Light Source Revealed through Experimental Frequency Map Analysis »). Sa réalisation a été possible grâce à l’utilisation conjointe de moniteurs de position tour par tour et de deux aimants rapides permettant de simuler les amplitudes initiales d’oscillations bétatrons horizontales et verticales. Les cartes en fréquences mesurées et simulées sont en excellent accord. Les expériences ont été réalisées pour le point de fonctionnement nominal de l’anneau de stockage mais aussi pour des réglages magnétiques proches de nœuds de résonances. La diffusion des orbites y a été mesurée. Ces résultats permettent d’envisager l’utilisation de l’Analyse en Fréquence en tant qu’outil en ligne (diagnostic de la dynamique du faisceau) dans la salle de contrôle d’un accélérateur. L’Analyse en Fréquence peut aussi être utilisée indépendamment de tout modèle pour valider une modélisation. Ce point est fondamental puisqu’il permet ensuite de faire des simulations fiables de l’impact de la modification de la structure de l’anneau.
Le dépouillement et l’analyse de l’ensemble des données expérimentales a nécessité de comprendre des effets connexes liés au fait que nous ne mesurons pas le signal d’une particule individuelle mais d’un faisceau d’environ 40 milliards d’électrons. Nous présentons une modélisation de la décohérence à une et deux dimensions.
Des expériences faites à Super-ACO (chapitre 5) nous ont permis d’améliorer notre compréhension de la dynamique linéaire et nonlinéaire. La première étape a nécessité d’adapter le programme LOCO pour déterminer le premier jeu de gradients mesurés de l’anneau. Trois matrices réponses ont été acquises et analysées pour trois configurations distinctes : hexapôles éteints, hexapôles allumés, hexapôles allumés et onduleurs fermés. Les défauts déduits sont compatibles avec les tolérances magnétiques. Pour comprendre les écarts importants de performances entre la théorie et la simulation, nous avons réalisé les premières mesures, à Super-ACO, du glissement des nombres d’ondes avec l’amplitude horizontale pour les trois configurations précédentes. Super-ACO ne disposant pas de moniteur de position tour par tour, nous avons utilisé le signal collecté sur une simple électrode. Utilisant l’Analyse en Fréquence, le principal résultat est la mise en évidence d’un fort pseudo-octupôle (non modélisé jusqu’à présent) issu des champs de fuite des quadripôles. Les implications sont importantes et permettent de mieux comprendre les performances actuelles de l’anneau.